À propos du film
À la Maison des Artistes de l’hôpital psychiatrique de Gugging, près de Vienne en Autriche, quatorze peintres vivent et travaillent. L’écriture, souvent au centre de leurs œuvres, inspire ce film qui rend compte de leur rapport singulier et émouvant à la folie, à l’art et à l’Autriche, marqué par le souvenir et construit dans l’isolement. Les Messieurs n’est pas un film sur un asile, ni sur la folie. À mon sens, les « messieurs » que tu filmes sont séparés du monde par une forêt épaisse, et pourtant ils ne parlent que du monde. Comment as-tu été amené à les rencontrer ? Adolescent, une vieille dame de ma famille m’a emmené chez eux, ils avaient une sorte de galerie. Immédiatement, j’ai eu deux sentiments contraires : d’une part le sentiment d’être dans un hôpital psychiatrique et d’être avec des gens avec lesquels on ne peut pas communiquer directement, ce dont j’avais peur, et de l’autre un sentiment de force émanant des peintures, cette volonté d’établir un lien direct avec le monde, de façon non analytique. J’y suis allé régulièrement ensuite, je connaissais certains peintres, certains sont toujours là et d’autres sont décédés. Il y a 5 ans j’ai fait un film qui s’appelle De Vienne, avec une séquence là-bas, car il y a un lien très fort pour moi entre eux et cette ville à laquelle ils ne participent pas. Et je voulais cette fois faire un film « avec » eux. Bien sûr, je peux dire gentiment que je les connais, mais en réalité je connais leur environnement, un peu leurs peintures, mais eux restent profondément mystérieux, même pour les gens qui travaillent là-bas. Dans le film, on voit qu’ils peignent le monde d’après des images déjà existantes… Il y a souvent un modèle qu’ils recopient : un magazine de pornographie, des cartes postales… . Dans ce geste de recopier quelque chose, il y a une intention de maîtriser l’image, et pourtant curieusement tout se dérègle et ils créent un autre monde. Ce qui me touche là-bas, et ce qui me touche en général chez les êtres humains, c’est pour cela que ce n’est pas particulièrement un film sur eux en tant que fous, c’est ce combat quotidien entre une volonté de maîtriser le monde et le dépit de ne pas trouver les mots ou la pensée pour le maîtriser. J’essaye de suggérer cela dans la forme du film par une mise en rapport entre textes et vie quotidienne. Le fou dit la même chose que nous, c’est plus confus et plus clair à la fois. Les mots sont plus explicites, plus précis, plus frontaux : « la fille boit le lait du pipi ». Évidemment, la structure du texte échappe. Parfois elle se dessine mais elle ne se termine pas, il n’y a jamais de causalité, elle rentre dans l’obscurité. Cela parle aussi de nous, de nos efforts pour nommer, et comment des choses interfèrent et nous en empêchent. Les gestes parlent aussi. Au début du film, un homme range son bureau méthodiquement avant de se mettre à peindre : il faut tenir la table pour pouvoir tenir le cerveau. Je fais la même chose avant de me mettre au travail. Cet effort, je le reconnais.(…) Extraits d’un entretien avec Patric Chiha réalisé par Frédérique Devillez pour Manéci (journal des Ecrans Documentaires)