À propos du film
Premier portrait de la collection imaginée par Nicole Brenez et Philippe Grandrieux.
En réponse à la série magnifique d’André S. Labarthe et Janine Bazin, « Cinéastes de notre temps », consacrée aux auteurs classiques décrits par leurs héritiers spirituels de la Nouvelle Vague, la nôtre veut rendre hommage aux cinéastes connus et inconnus qui ont participé, avec des fusils, des caméras ou les deux simultanément, aux luttes de résistance et de libération tout au long du vingtième siècle et à ceux qui poursuivent encore aujourd’hui le combat contre toutes les dictatures. Auteurs impavides et souvent héroïques, exemples de pertinence et de courage grâce auxquels le cinéma tutoie l’histoire collective, les cinéastes des luttes de libération, aux trajets souvent romanesques, sont aussi ceux qui ont le plus encouru la censure, la prison, parfois la mort et aujourd’hui, pour beaucoup, l’oubli.
Nicole Brenez
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Il y a d’abord ce titre, superbe, qui pourrait à la limite se passer de film tant il est en soi riche de sens. Il y a ensuite la voix de Masao Adachi, qui vient se poser sur ces images quasi oniriques du vieil homme balançant un enfant sur lesquelles débute le film de Grandrieux. Il y a bien sûr ce que dit cette voix, le sens, mais aussi comment elle le dit ? Cinéaste de la sensation, de la caméra comme une peau, comme un contact physique avec le monde, Grandrieux choisit d’ouvrir son film sur un murmure grave, rauque : il semble attiré par ce timbre particulier autant que par les réflexions auxquelles donne corps cette voix, sentir dans ce ton le vécu de l’homme dont il tente de dresser le portrait. Par le décalage qui s’y opère entre la voix et l’image, cette première séquence nous donne l’impression d’une intériorité à laquelle nous avons accès par on ne sait quel miracle. Plus tard, s’attardant sur une image hors-foyer d’Adachi, Grandrieux se pose cette question : le portrait d’un homme, ses mains, son visage, modelé par le temps, par ce qu’il a vécu où la beauté des mains et d’un visage expriment-elles la vérité avec laquelle la vie nous traverse ?
Son film sera l’expression de cette recherche, de ce désir de saisir l’essence du monde au moyen de l’existence d’un homme. De l’approche documentaire, Grandrieux avait beaucoup intégré à ses fictions. Voilà qu’il revient au documentaire armé des acquis de ses fictions.
Portrait atypique d’un scénariste qui l’est tout autant, ayant écrit pour les enfants terribles du cinéma japonais Koji Wakamattsu et Nagisa Oshima. Il se peut que la beauté ait renforcé notre résolution est une démarche tout autant qu’un résultat, un film qui se construit sous nos yeux en se questionnant constamment sur la manière de filmer légitimement l’autre pour le cerner. C’est aussi un fascinant dialogue entre deux esprits créateurs, l’un se reconnaissant dans les paroles de l’autre qui, d’une génération son ainé, affirme justement que rien n’a changé depuis cinquante ans. “J’ai compris que je pouvais faire acte de création à ma façon, avec tout ce qui semblait flou, et qu’il suffisait d’aborder le sujet de la réalité, même si e ne la comprenais pas”, dit Adachi en se remémorant sa lecture du premier manifeste du surréalisme d’André Breton. Ces paroles, on pourrait presque les attribuer à Grandrieux ou encore les utiliser pour parler de son œuvre. Car à travers Adachi, on dirait qu’il trouve au final le moyen de se mettre en mots plus encore qu’un sujet à aborder. Cette surnaturelle complicité, Adachi lui-même en semble conscient lorsqu’il souligne la parenté manifeste unissant ses propres idées et la pratique de son homologue français.(…)
Alexandre Fontaine Rousseau - panorama-cinema.com