À propos du film
Felicità - À propos de "Fifi hurle de joie" de Mitra Farahani - Hors-Champ - Quotidien des États généraux du film documentaire de Lussas, août 2013
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Bénédicte Hazé
Vieillard hilare, toujours un peu essoufflé et perpétuellement secoué de petits rires communicatifs, le peintre Bahman Mohasses se fâche et exulte sous les auspices de son tableau fétiche, qu’il a peint et qui ne l’a jamais quitté depuis 1964 : Fifi hurle de joie
Le titre ambigu de cette toile est également celui du truculent portrait filmé que lui consacre Mitra Farahani. Révélant l’ironie de son titre, le peintre explique : "C’est exactement ce hurlement qu’on fait en disant : "Je meurs de joie", alors que c’est un mensonge". Arborant un pull rouge identique à celui de son tableau, le peintre offre dans le film ses traits à Fifi, figure de cri sans visage. Misanthrope un brin quichottesque, Bahman Mohasses se bat contre la terre entière, contre tout et contre n’importe quoi, du loin de la solitude d’une chambre d’hôtel romaine. Peintre improductif, animé par un nihilisme joyeux, il a prolongé minutieusement l’entreprise de destruction de son travail par les régimes iraniens successifs, en déchirant l’écrasante majorité de ses œuvres. L’artiste n’a plus rien à offrir au monde que du dégoût et quelques railleries. Il a "fait le ménage", suggère le montage d’un de ses récits sur des plans d’une femme de chambre époussetant quelques statues rescapées du massacre. La réalisatrice donne le pouls énergique de cette entreprise de liquidation – à grand renfort de piano staccato, de montage jump cut et d’un effet méliès impromptu – et brosse le portrait énergique d’une figure vitaliste de la colère et de la destruction.
Le film ne vise pas à préserver le souvenir de cette œuvre en grande partie détruite, dont Mitra Farahani agglomère rapidemment les images issues de catalogues. Il ne sera pas non plus le portrait attendu de l’artiste au travail (comme L’œil qui entend de Ahmad Faroughi, dont nous verrons plusieurs archives, le faisait au sujet de Mohasses en 1967). La réalisatrice élude les raisons qui animaient initialement son projet (en recouvrant sa voix d’un trait de violoncelle quand la question lui est posée) et laisse finalement la vie prendre la main sur la forme du film. Fifi hurle de joie naît, on le sait par ailleurs, de la rencontre d’une cinéaste-peintre et d’un peintre-metteur en scène (elle a fait les Arts déco ; il a traduit et mis en scène Pirandello et Ionesco). En donnant le même titre à son film qu’à une toile de Mohasses, Mitra Farahani entreprend un joyeux quatre mains avec son peintre, qui tente maintes fois d’intervenir dans l’écriture du film. Il a pensé à tout, jusqu’au mot de la fin, et passe régulièrement commande. Donnant à entendre ses injonctions diverses, la réalisatrice s’exécute toujours sagement, bien que finissant le geste à sa manière (rajoutant du piano, un zoom ou un peu de durée). L’autoportrait du peintre, cette ultime toile qu’il ne peindra jamais, trouve ainsi élégamment sa place au cœur du film. Mais Mitra Farahani pratique l’irrévérence, cachée sous des airs d’enfant obéissant. La mise en scène procède d’une admiration sans soumission. À l’image de Felicità, chanson pop italienne qui fait le pied de nez au Requiem de Mozart dans les musiques possibles du film, Fifi hurle de joie retrace également le souvenir de ces moments joyeux et quotidiens de tournage, où l’on se piquait des clopes, où l’on mangeait des glaces et où l’on rêvait ensemble d’une peinture à faire. Performatif, le film avait redonné goût à la vie et à l’art.
Mitra Farahani emprunte au théâtre la construction en acte : à chaque partie, le rideau de la chambre d’hôtel s’ouvre sur la scène offerte au peintre, ravi de se donner en spectacle, et un peu inquiet, tout de même, du rôle qu’on entend lui faire jouer. Le film donnera finalement au peintre une scène pour sa sortie, le couperet de la mort déviant brutalement le cours du récit. La mort qu’on tentait de déjouer arrive presque incidemment, bien que préssentie par la captation concomittente d’une image symbolique : une ombre se détachant progressivement d’une des statues de l’artiste. Libérant le peintre du poids d’une dernière œuvre impossible, la mort est l’ultime performance de Mohassess : "Je suis convaincu que l’acte le plus élevé est d’en finir au bon moment", déclarait-il en 1967. Mitra Farahani lui concède la généalogie illustre de grands artistes morts comme ils avaient vécu (Dali ou Picasso) et de héros romanesques décadents. Elle lui construit un tombeau littéraire peu orthodoxe – jusqu’à lui apporter sur un plateau d’argent deux chacals doubaïotes qui, telles deux jeunes filles idolâtres, sont prêts à le déposséder du restant de son œuvre : avec pour seul rapport à l’art quelques milliers de dollars, ils donneront corps à ce qui fut l’hymne de Mohassess, une réplique du Guépard de Visconti : "Nous fûmes les guépards et les lions. À notre place viendront les chacals et les hyènes." Le troisième acte du film s’ouvre sur un rideau qui se ferme. Le tableau que Mohasses devait peindre pour ses commanditaires est resté blanc. Fifi disparaît du mur : " ce que vous voyez, c’est la place laissée vide par un cavalier qui a traversé le désert." Mais sur la toile laissée blanche par Mohassess, Mitra Farahani a fait jaillir, d’un trait féroce et drôle, la tâche colorée de son film, comme ultime preuve que cette vie a été.
Bénédicte Hazé