1. Pouvez-vous parler de l’origine du projet et de votre intérêt pour l’Afrique, et Dakar en particulier ? […] Lire la suite…
Difficile de situer l’origine d’une idée. Il y a sans doute plusieurs origines à ce projet. La plus ancienne doit remonter à la fin de mon adolescence, quand j’ai découvert Les Maîtres Fous. En même temps qu’une manière inouïe de comprendre le rapport de l’Afrique aux formes imposées par la société coloniale, je découvrais une autre façon d’envisager le cinéma. Ironie du sort, quelques années plus tard, une maladie contractée en Mauritanie m’a valu d’être soigné par Rouch avec des herbes traditionnelles. Mais plus récemment, tandis que je filmais à Bamako au moment de la célébration du cinquantenaire de l’indépendance, je voyais dans ma rue les allers et venues de patients sous neuroleptiques. Ils revenaient d’un dispensaire pour malades mentaux. Je me suis alors interrogé sur la façon dont l’institution psychiatrique occidentale avait dû imposer sa grille de lecture en Afrique. Comment avait-elle évolué avec la transformation des sociétés africaines après les indépendances et sous l’influence de la mondialisation ? Si un film comme Les Maîtres Fous avait l’ambition de montrer comment la transe des haoukas pouvait être un moyen clandestin d’échapper à la folie de la société industrielle, il laissait néanmoins ouverte la question de savoir comment, officiellement, la société coloniale en question traitait ce qu’elle devait elle-même qualifier de « folie ». Il y avait donc une volonté de susciter un échange un peu polémique avec le Rouch des années cinquante. Mais il y avait aussi la lecture de Fanon, dont je ne cessais de fouiller dans les textes la relation entre son militantisme anti-colonial et sa pratique de psychiatre en Algérie. Ce qui m’a conduit directement à Dakar fut d’apprendre que le premier département de psychiatrie du pays avait été créé en 1958 par Henri Collomb, un neuropsychiatre à l’attitude critique et, dit-on, révolutionnaire. Sa venue aurait marqué une rupture avec la psychiatrie coloniale. Avec lui, on aurait enfin commencé à oser parler d’une psychiatrie désaliénante et ouverte à la culture des patients. J’ai alors été frappé par un enchaînement de « coïncidences » historiques. Par le fait, notamment, qu’à la même époque, le Sénégal préparait son indépendance, tandis qu’en Europe des expérimentations cliniques telles que celle de Laborde faisaient voler en éclats les cloisons de l’institution psychiatrique. Cinquante ans après, je voulais tenter de saisir ce qu’il pouvait rester de cette extraordinaire conjoncture émancipatrice.
2. La question des maladies psychiatriques a longtemps fasciné les cinéastes. Dans votre film, vous donnez la parole à une cinéaste. Comment avez-vous rencontré cette personne et pourquoi devient-elle un personnage clef du film ?
Dans le cas de mon projet, je me suis donc d’abord intéressé aux limites du cadre intellectuel dans lesquelles la psychiatrie formule, ou plutôt informe, la maladie mentale. Une manière d’éprouver ces limites était d’aller voir ce qu’il advenait de ces formes, de ces formulations, une fois exportées hors des cadres séculaires de la société occidentale. Mais je dois dire que tout l’arrière-plan un peu théorique était surtout un embrayeur. J’ai rencontré l’écrivain-cinéaste Khady Sylla par l’intermédiaire du poète Thierno Seydou Sall, avec qui je vivais en collocation à Dakar. Thierno avait tout de suite adhéré à mon entreprise, car son plus célèbre poème Kër Doff (La maison des fous) racontait précisément une époque, la fin des années soixante-dix, où il avait été interné en psychiatrie dans le service du professeur Collomb. Personne ne pouvait être plus que lui au cœur du questionnement qui m’animait, hormis peut-être Khady Sylla. J’avais entendu parler d’elle à travers un film qu’elle avait réalisé sur ses propres souffrances mentales, Une fenêtre ouverte, qui avait d’ailleurs obtenu un prix au FID en 2005. Et un jour que je revenais de lʼhôpital psychiatrique de Thiaroye où je me rendais quotidiennement, elle était à la maison. C’était une grande amie de Thierno. Ce soir-là, nous avons eu une discussion passionnante tous les trois. Le lendemain, Khady, qui avait été internée à Thiaroye, me demandait de l’emmener avec moi sur le tournage. Pour se distraire disait-elle, mais aussi, je crois, pour exorciser ses démons liés à l’hôpital. De là, nous ne nous sommes plus quittés. Je n’ai pas tardé à découvrir quel personnage hors-norme elle était. Artiste, libre-penseur, à l’encontre des conventions. Son visage et tout son corps portaient les stigmates de son agitation intérieure. Je l’aimais pour son extrême sensibilité, j’admirais la fulgurance de sa pensée. C’est pourquoi je lui ai finalement demandé de devenir le fil conducteur de ce film. Puisque son destin l’avait conduite à être internée à Thiaroye, c’est d’abord à l’ancienne patiente que je m’adressais. Mais c’est aussi à la cinéaste qu’elle était que je demandais de devenir mon alter ego, mon double africain, le point de vue de proximité. Khady pouvait toujours se tenir à la fois dedans et dehors. Simultanément au cœur des mécanismes de Thiaroye, et à l’extérieur du point de vue psychiatrique. Tour à tour actrice et observatrice. Au présent et au passé. Elle devait être ma courroie de transmission avec la réalité. Mais les choses n’ont pas été aussi simples. Car entre-temps, Khady a appris qu’elle avait un cancer. Et tout a alors rapidement mal tourné.
3. Comment avez-vous rencontré les personnes qui apparaissent dans le film ?
Les personnes qui apparaissent dans le film sont, pour la plupart, liées à Khady Sylla. Je dois dire que cʼest un choix dʼécriture au montage. En trois ans, je suis allé quatre fois à Dakar. J’ai donc rencontré de nombreuses personnes, aussi bien au sein de lʼhôpital que dans des lieux divers, qui auraient pu mʼamener vers dʼautres écritures possibles. À Thiaroye, par exemple, jʼai particulièrement suivi le travail de deux des quatre médecins-chef de service. Et avec Bertrand Wolff, nous avons finalement décidé de ne plus faire apparaître que le Dr Sara, qui était à la fois le doyen de lʼhôpital et le médecin-traitant de Khady depuis dix-huit ans.Je voulais que le tissu des relations entre ces personnes apparaisse de façon à rendre lisible lʼéchange entre les différentes scènes où se déroule lʼaction du film. Outre Thierno qui, comme Khady, apparaît à titre dʼintellectuel et dʼancien patient, il y a Joe Ouakam, la figure de lʼartiste qui déjoue théâtralement les convulsions de la folie pour finalement les transcender. Jʼai rencontré Joe Ouakam grâce aux deux précédents. Pour Khady, il était un gardien du temps, et sa cour luxuriante, lʼendroit où elle allait se réfugier quand elle sʼenfuyait de lʼhôpital.
4. Le film est structuré de façon à ce que lʼintérieur et lʼextérieur sʼopposent. Pouvez-vous nous parler de ce choix ?
Si le film est effectivement structuré sur le rapport dʼun dedans à un dehors, qui peut être, par exemple, entre lʼintérieur de lʼinstitution et les représentations socio-culturelles qui lʼenvironnent – ou encore, entre des pratiques thérapeutiques traditionnelles africaines et une « médecine moderne » venue dʼOccident – il nʼy a en tout cas pas dʼopposition à proprement parler. Je crois que le film tente, au contraire, de révéler une certaine porosité des pratiques et discours de la psychiatrie à dʼautres champs de savoir, à différents régimes de pensée. Ceux dʼune société sénégalaise sans doute encore tiraillée entre de nombreux modèles culturels qui, loin de sʼopposer, trouvent soit des modes dʼalternance, soit des moyens de sʼinterpénétrer. En cela, lʼhôpital de Thiaroye tend plutôt à apparaître ici comme une chambre dʼéchos où se réfléchissent et se répondent les différents territoires symboliques dʼune société. LʼIslam, les évangéliste, les guérisseurs traditionnels, tout y entre sans y être jamais tout à fait officiellement admis. Car tout y circule par des lignes de faille, dans des espaces de compromis.
5. Vous faites le choix de la surexposition des images en intérieur, celles de lʼinstance psychiatrique…
Surexposer la blancheur des murs de lʼhôpital consistait à conférer à lʼimage ce double pouvoir de révélation, à la fois de leur puissance dʼenfermement et en même temps de leur tendance à disparaître comme pures cloisons matérielles.
6. Votre film évoque (à travers la question de la « folie » ) la société Africaine contemporaine, face à celle dʼune Afrique plus ancienne. Celle dʼavant la colonisation. Pouvez-vous nous parler de ce choix ?
Vous avez raison, probablement que le thème de la « folie » tend ici à jouer son rôle politique de révélateur de la société sans lʼénoncer frontalement. Mais encore une fois, je ne montre pas deux dimensions, ou deux époques de lʼAfrique lʼune contre lʼautre. Tout ce qui apparaît dans ce film ne sont que des éléments qui composent la société sénégalaise contemporaine. Il est vrai, cependant, que ces éléments peuvent paraître contradictoires. En réalité, il y a une infinité de nuances qui apparaissent au fil des débats que comporte le film. On peut entendre, par exemple, un psychiatre défendre la médecine traditionnelle, et par ailleurs une patiente soutenir la médecine chimique selon lʼargument que sa maladie serait le résultat de lʼurbanisation, et donc le fruit de lʼOccident. Cʼest pourquoi jʼai voulu inscrire cette phrase de Cheikh Hamidou Kahn en exergue, à la fin du film. Mais il manque sans doute la phrase précédente pour mieux rendre compte des paroles de ces personnes et des situations dans lesquelles elles se trouvent : « Je ne suis pas un pays des Diallobé distinct, face à un Occident distinct, et appréciant dʼune tête froide ce que je puis lui prendre et ce quʼil faut que je lui laisse en contre- partie. Je suis devenu les deux. Il nʼy a pas une tête lucide entre les deux termes dʼun choix. Il y a une nature étrange, en détresse de nʼêtre pas deux. ».
Propos recueillis par Hyacinthe Pavlidès Journal quotidien du FID – numéro du 2 juillet 2014 /collapse
Ce qu’il reste de la folie, de Joris Lachaise - La part d’Occident Olivier Barlet
En sortie sur les écrans français le 22 juin, le documentaire de Joris Lachaise est une passionnante réflexion sur la pratique institutionnelle de traitement de la folie et sa porosité avec les pratiques soignantes traditionnelles.
"La folie n’existe pas". Cette proposition du dramaturge, peintre et sculpteur Issa Samb (Joe Ouakam) en fin de film est en fait à son origine : en pensée traditionnelle africaine, la folie ne peut être abordée individuellement mais comme un symptôme collectif. Il ne s’agit donc pas d’isoler, d’enfermer le patient, mais de le prendre en charge collectivement. C’est à la recherche de ces pratiques et de leurs fondements théoriques que Joris Lachaise s’est rendu à Dakar. Car c’est justement là qu’à partir de 1958, un médecin militaire français a fait rupture avec la psychiatrie coloniale : Henri Collomb a mis en place au centre hospitalier de Fann une psychiatrie désaliénante et ouverte à la culture des patients. Confronté à un cas de possession par des esprits ancestraux, il s’est mis à l’écoute des tradipraticiens pour tenir compte de l’imaginaire qui animait ses patients. Il a également élaboré le principe de l’accompagnant : un proche dispose d’un lit pour maintenir le lien entre l’intérieur de l’institution et le milieu familial.
Ce qui devint l’école de Dakar influença le reste du Continent tant que l’équipe constituée perdura, mais a ensuite perdu en notoriété. Pourtant, à l’hôpital de Thiaroye où la plupart des patients consultent aussi des marabouts ou guérisseurs, le Dr. Dara pose un postulat : la folie étant forgée par la société ambiante, cette société doit bien avoir les moyens de la soigner. Comme Collomb, en phase avec l’ethnopsychiatrie, il adresse des malades à des thérapeutes traditionnels. Le film montre ainsi le rituel du ndoep, transe au cours de laquelle est nommé l’esprit "qui aime trop le patient" pour l’intégrer dans le monde des esprits reconnus par la collectivité. On verra aussi des traitements liés à l’islam ou d’exorcisme évangéliste. Par le biais des accompagnants, ces pratiques s’introduisent parfois dans l’hôpital et interfèrent avec le traitement médicamenteux et la brutalité de certaines pratiques hospitalières, si bien que la ligne de partage est floue entre les régimes symboliques. Ce qu’il reste de la folie, ce sont ces frontières poreuses, ces paradoxes de pratiques entremêlées, les contradictions mais aussi la dynamique de cet entre-deux culturel.
La chance de Joris Lachaise était de connaître Khady Sylla, dont il sera l’accompagnant à Thiaroye et sur laquelle il va asseoir son film, contournant ainsi l’ambigüité du regard culturellement extérieur qui avait été son point de départ pour Convention : Mur noir / Trous blancs (2011, cf. n°10372 ). Brillante cinéaste et écrivaine sénégalaise décédée en 2013, Khady Sylla avait notamment réalisé un film sur son propre trouble mental, Une fenêtre ouverte. Elle retourne à Thiaroye après un épisode d’amnésie. Dans ses discussions avec le Dr. Dara, qui apprécie les aspects visionnaires de ses manuscrits, elle affirme : "Dans nos maladies, il y a une part d’Occident", revendiquant l’existence de névroses urbaines, modernes, et des traitements chimiques pour les soigner. "Les guérisseurs, ça peut opérer mais on n’est plus dans l’Afrique traditionnelle des villages". Le film se charge dès lors d’un discours et son contraire, non comme une opposition mais comme une puissante dialectique entre des pôles complémentaires, que vient confirmer et enrichir les paroles des patients. L’hôpital de Thiaroye apparaît ainsi comme une chambre de résonnance des tiraillements et compromis culturels d’un pays nourri aux deux mamelles. Rien d’étonnant alors que ce soit l’étrangeté de Cheikh Hamidou Kahn que Joris Lachaise convoque pour son exergue finale.
Rien d’étonnant non plus à ce que sa caméra toujours portée se fasse si proche des protagonistes, presqu’en contact, affirmant sans cesse sa présence dans une démarche combinant provocation et partage proche du ciné-transe de Jean Rouch. Les surexpositions du départ, les perspectives des murs et des couloirs, la construction générale et la poésie du film font de l’espace hospitalier un parcours mental, jeu des imaginaires et des croyances. Les regards caméra mobilisent et provoquent eux aussi, si bien que la subjectivité envahit le traitement du sujet, en accord avec l’atelier fantaisiste de Joe Ouakam qui lui aussi, dans sa gestuelle, ses regards et ses silences, revendique son grain de folie comme mode d’être dans un monde d’incertitude.
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